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Sorman - Macron, la révolution introuvable
Pour Guy Sorman, la réforme du droit du travail est un pétard mouillé qui ne réglera rien au problème du chômage. Il s'interroge sur la méthode Macron... PAR GUY SORMAN
En 1993, François Mitterrand déclare : « Contre le chômage, on a tout essayé. » Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande auraient pu reprendre cette citation puisque, depuis trente ans, rien ne marche ; Emmanuel Macron devrait s'inscrire dans cette galerie si j'en juge par le contraste phénoménal entre son discours emphatique – il parle de « révolution copernicienne » – et son projet de réforme microscopique du Code du travail dont il n'y a rien à espérer. Ce faisant, il s'inscrit bien dans la continuité de ses prédécesseurs. Pour comprendre cet échec français, il faut reprendre toute l'histoire depuis le début. Car tout aura été essayé, jusqu'à Macron inclus, sauf ce que nous enseignent la science économique comme l'expérience des pays qui ont éradiqué le chômage de masse, Allemagne, États-Unis, Grande-Bretagne, Scandinavie. L'exception française, 9 % de chômage en moyenne depuis trente ans, ne tient pas à une « crise » ni à la croissance molle, mais au manque d'imagination politique. D'où nous vient ce déni de la connaissance ? Le « nous » est important parce que le refus des solutions qui marchent semble partagé par une majorité de Français : ce qui explique la passivité calculée de nos gouvernements.
Détaillons en restant simple. On sait que la réduction du chômage, autour de 5 %, la norme des pays avancés, exige que les employeurs et les employés puissent entrer et sortir facilement du marché du travail. Plus la sortie est aisée, par le licenciement, la démission, les contrats à durée déterminée, plus aisément les entrepreneurs courront le risque de recruter : à cet égard, le nouveau Code du travail reste redoutable pour les PME en particulier. On sait qu'un salaire minimum élevé interdit aux jeunes non spécialisés de trouver un premier emploi : silence de Macron. On sait que les entreprises nouvelles recrutent plus que les anciennes ; soutenir les activités archaïques détruit plus d'emplois qu'il ne s'en créerait si on laissait faire la « destruction créatrice ». On sait que les syndicats représentent ceux qui ont un emploi et pas ceux qui en cherchent ; se concerter avec les syndicats, ce que Macron a fait, ne saurait réduire le chômage, outre qu'ils ne représentent que des fonctionnaires. On sait qu'un niveau relativement confortable d'allocations sociales contribue au chômage en dissuadant la recherche d'emploi ; mais Macron n'en parle pas. On sait qu'en France, la croissance crée peu d'emplois, car le taux de chômage « structurel » dépend de tout ce qui précède et pas du taux de croissance. On sait enfin que la réduction du temps de travail diminue la production et par suite le nombre d'emplois disponibles ; mais la question n'est pas posée par Macron. Tous ces éléments dont le Code du travail n'est qu'un élément parmi d'autres s'emboîtent pour faire du chômage de masse une institution inébranlable : le chômage en France est un choix politique inavoué, que Macron n'avouera pas, ce n'est pas un aléa économique.
Lire sur ce sujet : « Emmanuel Macron, le grand entretien »
Pourquoi les décideurs ne font pas ce qui marcherait ? Je suppose qu'ils savent ce qu'il faudrait faire : mais en est-on si sûr ? Les économistes, chez nous, sont loin du pouvoir. Pareillement, les cabinets ministériels sont dominés par des fonctionnaires des finances dont le métier est de faire entrer l'argent dans les caisses de l'État, rien d'autre. La brève expérience du président de la République dans une banque d'affaires n'a pas fait de lui un entrepreneur, puisque c'est en raison de ses relations au sein de l'État qu'il a été recruté. Pour avoir été « formé » à l'ENA, je témoigne de ce que l'économie n'y est pas enseignée du tout.
L'ENA ne fait rien pour éduquer les futurs bureaucrates
On ne doit donc pas sous-estimer le poids de l'inexpérience au sommet de l'État. Plus encore, on s'interrogera sur ce qui motive l'action des dirigeants : la réduction du chômage est-elle une priorité pour se maintenir au pouvoir et être réélu ? Selon la théorie dite du « choix public », un dirigeant politique est un entrepreneur comme un autre ; dans le privé, on maximise ses profits et en politique, on maximise ses voix. On lutte contre le chômage ou on feint de lutter contre celui-ci, à condition que les réformes ne coûtent pas plus de voix qu'elles n'en rapportent. Jacques Chirac, entrepreneur exemplaire, estimait toute initiative de son gouvernement en nombre de voix : « Combien ça rapporte ? » en voix ou en soutiens calculés par les instituts de sondage. Le président Macron aussi est un entrepreneur politique, ce qui n'est pas du tout méprisable quand ses intérêts recoupent ceux des plus nécessiteux, les chômeurs jeunes et de longue durée. Hélas, si on en revient à la liste des « réformes » indispensables pour réduire le chômage institutionnel, aucune n'est populaire : toutes dérangent et n'auraient d'effets bénéfiques qu'à long terme. Si l'on recense les leaders qui ont réduit les aides sociales, facilité le licenciement, contourné les syndicats, Bill Clinton et Gerhard Schroeder à gauche, Margaret Thatcher, Mariano Rajoy à droite, tous ont pris des risques en pariant que la baisse du chômage serait constatée avant les prochaines élections : pari réussi pour Thatcher et Rajoy, raté pour Schroeder.
Pourquoi des réformes désagréables à court terme sont-elles dans certains pays mieux acceptées qu'en France ? L'explication première n'est pas l'allergie au changement en soi que Macron dénonce ; il se trouve seulement que les fonctionnaires et les retraités plutôt indifférents au sort des chômeurs constituent un bloc électoral assez puissant pour décourager les téméraires. Ce qui ne suffit pas pour comprendre l'illibéralisme foncier de notre nation. Il faut ajouter que l'ignorance économique y est obligatoire : une analyse des manuels d'économie pour les collégiens, sous l'égide de l'Académie des sciences morales, a conclu qu'il vaudrait mieux ne rien enseigner du tout que d'enseigner « ça ». Le « ça » expose sur un même plan les faits avérés et les opinions sur ces faits ; cette confusion entre la science et l'opinion imprègne chez nous tous les débats. Et comme on l'a dit plus haut, l'école du pouvoir qu'est l'ENA ne fait rien pour éduquer les futurs bureaucrates, ministres et présidents.
Ses modifications du Code du travail sont si insignifiantes qu'elles rassurent les syndicats
Enfin et c'est essentiel, ce déni de la science économique est enraciné dans notre histoire longue ; je le ferais remonter à l'échec des réformes de Turgot, pionnier du libéralisme français, qui entreprit en 1774 de libérer le marché des grains à une époque où le pain représentait l'essentiel de la subsistance des Français. La France d'alors, écrivait Madame de Sévigné, « crève sur un tas de blé », tant celui-ci était mal distribué, le commerce entravé par la police des blés. Mais cette même année, une mauvaise récolte provoqua une disette nationale, l'éviction de Turgot et l'abandon des réformes. Ce qui n'arrangea rien et déboucha sur la révolution. Pourquoi Turgot a-t-il échoué, alors que les Britanniques, à la même époque, ont réussi leur tournant libéral ? Turgot incrimina le caractère incomplet de la réforme : la liberté restait entravée par mille règles, « injustement restreinte », écrit-il. Tandis que les étatistes, comme Diderot et Necker, estimèrent que Turgot était un idéologue (un ultra libéral ?) qui voulait imposer aux Français une liberté, bonne pour les Anglais, mais étrangère à nos coutumes. Diderot comme Turgot s'accordaient tout de même sur l'importance de gérer la transition de l'étatisme au libéralisme ; Turgot prévoyait une douleur « douce et tolérable » et Diderot, une douleur intolérable.
Ce passé est important, car il montre combien la transition est essentielle au succès d'une réforme. Sur ce point, Macron ne propose rien, mais il ne propose pas de vraies réformes non plus : ses modifications du Code du travail sont si insignifiantes qu'elles rassurent les syndicats. On ne discerne aucune stratégie d'ensemble, nulle révolution, mais des micro-changements qui n'ébranleront pas le chômage institutionnel ; le licenciement restera complexe sous le contrôle des juges et toutes les autres causes du chômage ne sont pas abordées. Macron estime-t-il qu'il est important de ne rien changer tout en « communiquant » sur le changement ? En voix, le calcul peut être gagnant ; en bénéfice social et économique à long terme, non. Prenant acte du passé et des coutumes françaises, Macron n'aurait-il pas dû envisager la réforme à rebours, en commençant par la transition ?
Seule, me semble-t-il, la création d'un revenu minimum universel, à la place de toutes les aides sociales existantes, garantirait chacun contre les aléas de l'emploi. Cette sécurité assurée, nous serions tous mieux disposés à accepter le choc d'une libéralisation réelle. En inversant l'ordre des priorités, Macron passe à côté de la grande histoire. Il se condamne probablement, comme ses prédécesseurs, à « sauver » les entreprises en difficulté et à chasser les « plombiers polonais ». Dommage.
Publié le 31/08/17 à 16h57 | Source lepoint.fr