La vie ne s’arrête pas à 15 ans. Toute réflexion sur les résultats des enquêtes internationales doit tenir compte de ce qui se passe après la scolarité obligatoire. Car c’est justement au cours de cette deuxième étape que se produisent les clivages les plus décisifs. A quoi sert-il par exemple d’avoir une école très égalitaire jusqu’à 15 ans si les différences sociales s’accentuent terriblement par la suite ou si le fossé entre le niveau scientifique de l’élite scolaire et de la masse des élèves s’élargit de façon considérable ? C’est sur l’ensemble de la vie qu’il faut juger de l’efficacité du système éducatif.
15 ans : l’expulsion du Paradis
La Finlande est réputée avoir une école à la fois très performante et très égalitaire. Nous verrons plus bas ce qu’il faut en penser. Mais même si cela était le cas, il ne faudrait pas oublier que ce paysage idyllique s’assombrit brusquement dès qu’on franchit le cap des 15 ans. Une sélection brutale envoie alors près des deux tiers des élèves en lycée professionnel et seuls les meilleurs peuvent accéder aux lycées généraux (il n’y a que deux secteurs en Finlande : études générales et formation professionnelle). Cette sélection s’est d’ailleurs fortement aggravée dans les dernières années suite à la baisse des résultats dans l’école obligatoire que j’ai déjà évoquée dans « Finlandisation de la Finlande ». C’est ainsi que, en 2000, 43 775 élèves entraient en seconde générale et 57 223 en seconde professionnelle. En 2008, ces chiffres sont devenus 38 744 pour les premiers et 61 895 pour les seconds. L’aggravation de la pression sélective répond sans aucun doute à la volonté des chefs d’établissement (puisque ce sont eux qui décident) de maintenir le niveau d’exigences. On ne peut guère le leur reprocher, bien au contraire. Mais les thuriféraires du modèle finlandais qui, chez nous, en chantent continument les louanges devraient tenir compte de ces éléments : les résultats du primaire et du collège sont en baisse et la sélection à 15 ans se renforce alors même qu’elle était déjà bien plus violente que chez nous (il y a en France environ 150 000 élèves en seconde pro pour 400 000 en seconde générale et technologique : les proportions sont donc inversées par rapport à la Finlande). Et un deuxième tour d’écrou a lieu après le bac, au moment d’entreprendre des études supérieures. Pris dans son ensemble, le système éducatif est donc bien plus malthusien qu’on n’imagine : la politique scolaire et universitaire ferme d’une main ce qu’elle donnait de l’autre et le laxisme au niveau du primaire et du collège a pour contrepartie une sévérité accrue à partir de 15 ans : le rêve est fini, les temps deviennent durs, il faut retrousser les manches.
18 ans : les places sont chères dans les amphis
L’enseignement supérieur se divise lui aussi en deux grands secteurs : les universités et les « polytechnics », qui délivrent un enseignement professionnel comparable à celui de nos IUT et nos BTS ou de certaines de nos écoles d’ingénieur et de commerce « bas de gamme ». Le nombre de bacheliers généraux en 2008 était de 32 592 pour 39 114 bacheliers professionnels (le taux de décrochage et d’échec est donc considérable dans les lycées professionnels puisqu’il y a près de 62 000 élèves en seconde). Seuls les titulaires d’un bac général peuvent se présenter avec quelque chance de succès à l’examen d’entrée à l’université, puisque examen il y a bien sûr. Mais seuls 19 % d’entre eux y entrent du premier coup. La répartition est la suivante parmi les bacheliers généraux : 4% vont en apprentissage, 19 % en « polytechnics », 19% en université et 58%, chiffre considérable, ne continuent pas immédiatement leurs études. C’est une particularité des pays nordiques, un goulot d’étranglement sui generis : lorsqu’on n’a pas été jugé apte à suivre des études universitaires, ou parfois de façon volontaire, on va travailler deux ou trois ans en entreprise avant de retenter sa chance en faisant valoir les « acquis de l’expérience ». Au total, on peut dire pour fixer les idées que parmi les titulaires d’un bac général, 1/3 est éliminé, 1/3 est admis dans le supérieur, dont la moitié seulement à l’université, et 1/3 doit patienter deux ou trois ans avant de pouvoir continuer ses études. J’imagine la joie de mes collègues universitaires s’il y avait en France deux fois moins de bacheliers généraux et si, en outre, seuls 20% d’entre eux entraient immédiatement en première année ! Ils auraient là un public qu’on ne trouve même plus dans les meilleures khâgnes et les meilleures taupes du pays.
Comme pour les lycées, le secteur professionnel des « polytechnics » se développe tandis que celui des études universitaires proprement dites se maintient tel qu’en lui-même… En 1996, il y avait 17 757 entrants à l’université (y compris ceux qui furent admis deux ou trois ans après le bac) et 18 153 dans les « polytechnics ». En 2008, ces chiffres sont devenus 19 643 pour l’université (y compris, bien sûr, ceux qui étaient en file d’attente depuis deux ou trois ans), pour 32 592 titulaires d’un bac général et 36 990 pour les « polytechnics ». Augmentation de 10 % des effectifs à l’université et de 104% dans les « polytechnics ». Il est évident que, dans le cadre de « l’économie de la connaissance », la Finlande mise sur la formation professionnelle de haut niveau. Comment le leur reprocher alors que, chez nous, une politique absurde fait crouler l’université sous le poids du surplus de bacheliers analphabètes produits par une école en déshérence ? La Finlande mène à cet égard une politique bien plus rationnelle avec une université qui maintient ses exigences et ses particularités quasi médiévales qui ajoutent au pittoresque local : c’est ainsi qu’il y a autant d’étudiants en théologie que dans les filières sport et psycho ajoutées l’une à l’autre, ce qui est proprement merveilleux, et presque autant qu’en médecine, ce qui est peut-être moins bénéfique. Il ne semble donc pas y avoir de problèmes majeurs dans l’université finlandaise, préservée par une sélection féroce. La situation est tout autre dans les « polytechnics » soumis à une forte hausse des effectifs mais surtout à l’effondrement du niveau scientifique des élèves à cause des réformes qui ont affecté l’enseignement obligatoire. C’est donc au niveau de l’enseignement technique et professionnel post-bac, bien plus que dans le tassement des performances à PISA, que s’exercent avec une force décuplée les effets délétères de l’illusion pédagogiste. Effet-papillon : une modification relativement légère des conditions initiales provoque une catastrophe à grande échelle.
La ruine des mathématiques
En 1981, 67,8% des élèves de seconde étaient capables de calculer (- 3)2 = 9. Ce n’était déjà pas très brillant. Mais en 2003, ce pourcentage tombe à 47,5%. De même, 66,3% des élèves faisaient correctement l’opération (1/2) X (2/3) en 1981. Ils n’étaient plus que 36,9% en 2003. Quant aux divisions entre nombres rationnels, c’est encore pire : 49,2% des élèves étaient capables en 1981 de calculer (1/5) : 3 et seulement 27,5% en 2003 ! Des élèves de seconde !! Mais il y a toujours pire que le pire. Car même ceux qui savent effectuer ces calculs d’une simplicité maximale, ne savent pas ce qu’ils font ni pourquoi. On leur demande, par exemple, d’expliquer avec leurs propres mots ce que signifie (4/5) X 5. Et il n’y a que 6,5 % des élèves de seconde qui sont capables de le faire, même si 31,5% peuvent donner le bon résultat : seulement 31,5% à pouvoir effectuer le calcul et seulement 6,5% à comprendre qu’ils ont d’abord divisé 4 par 5 puis multiplié le résultat par 5 et que, ces deux opérations s’annulant, ils ont au final le même 4 qu’ils avaient au départ ! Il est évident dans ces conditions que même ceux qui réussissent aux tests de type PISA se contentent d’« appliquer des procédures » de façon automatique sans avoir la moindre idée de ce qu’elles signifient : ils appliquent, ils appliquent comme les Shadocks pompaient. Leur esprit fonctionne de façon mécanique, à l’image d’une calculette ou d’un ordinateur, et c’est justement pourquoi il peut être remplacé par une machine. Tel est le seul résultat tangible de l’introduction précoce des TICE dans l’enseignement. Même ceux qui à l’école primaire étaient capables d’effectuer à la main de petits calculs élémentaires, l’oublient dès qu’ils… « progressent » dans leurs études. Et une fois dans la vie active, ils deviennent des handicapés sociaux, victimes d’une sorte de laparotomie des cerveaux. Anecdote : il est devenu impossible, d’après les auteurs de cette étude, de demander ¾ de kilo de viande dans une boucherie finlandaise : l’employé ne sait pas ce que signifie cette expression, il faut lui demander 750 grammes car c’est ainsi que « compte » sa balance digitale. Et dire que l’on a choisi d’enseigner les « everyday life mathematics » ! Nos experts en didactique des maths comprendront-ils un jour que sans maîtrise des notions fondamentales de leur discipline, il est impossible de se dépatouiller même dans les tâches les plus quotidiennes et les plus banales de la vie courante ?
Parmi les étudiants qui ont réussi le baccalauréat et l’examen d’entrée dans une école d’ingénieurs (« polytechnics ») et qui ont choisi de passer en première année un « basic test » en mathématiques, ils ne sont que 25% à pouvoir calculer (1/3 –1/7)/4. Comment pourraient-ils faire le moindre petit pas en algèbre s’ils ne savent que faire avec des fractions ? La réponse ne se fait pas attendre. Ils ne sont que 17% à s’en tirer devant a2 – (a+1)2 + 2a. Des élèves-ingénieurs ! Et ceux qui ont pris l’option mathématiques et qui ont donc passé l’« advanced test » ne font guère mieux : 54% réussissent la première question et 50% la seconde. On croit rêver. Ou cauchemarder.
Est-il étonnant dans ces conditions que 200 professeurs de mathématiques de l’enseignement supérieur aient tiré la sonnette d’alarme dans les articles de 2005 d’où je tire ces chiffres ? Mesurés à cette aune, les résultats de la Finlande sont loin, très loin, de l’image qu’on s’en fait, la « success story » ressemble plutôt à un film d’horreur et le paradis des enfants devient un enfer d’ignorance. Reste à détruire un autre mythe, celui d’une « école du socle » très égalitaire et non-discriminante.
Le sexe, l’argent, la race
Les facteurs de discrimination sont toujours les mêmes – le sexe, l’argent, la race – même si l’atmosphère boréale leur donne ici une couleur très particulière.
On sait que le machisme à l’école se manifeste par une sorte de discrimination inversive : les filles font beaucoup mieux que les garçons, surtout à l’écrit, ce qui compense largement une « infériorité » en mathématiques essentiellement due au sexisme courant de l’éducation familiale et de la sociabilité de base. Ces tendances, qui sont générales, se retrouvent en Finlande mais sous une forme très accentuée. Contrairement à ce qu’on imagine parfois, les pays nordiques ne sont pas du tout les champions de l’égalité hommes-femmes alors que les pays latins seraient les champions du machisme. En 2000, la Finlande est avant-dernière pour l’égalité filles-garçons à l’école (51 points d’écart en lecture), juste dépassée par un autre pays du Nord, la Lettonie (53 points d’écart). Neuf ans plus tard, au dernier PISA, la Finlande est cette fois bonne dernière, la Lettonie ayant fait des progrès (avec 47 points d’écart, elle se situe au niveau de la Norvège et de la Suède) tandis que la Finlande passe à 55. Quant aux mathématiques, les filles font pratiquement aussi bien que les garçons (juste 3 points d’écart contre 16 en France), ce qui renforce l’idée d’une énorme supériorité globale des filles. Autrement dit, l’avance des filles est telle en Finlande qu’elles jouent un rôle disproportionné dans la moyenne générale du pays : une partie significative du bon score de la Finlande à PISA dépend exclusivement des performances féminines. On peut donc dire que l’école finlandaise est aujourd’hui la plus sexiste du monde. Pire que la Turquie, la Grèce, le Mexique, l’Italie ou l’Espagne, pays qu’on a coutume de classer en queue de peloton pour ce qui est de l’égalité entre les sexes. Même le Qatar fait mieux que la Finlande !
La Finlande est un pays riche et peu peuplé, où les écarts de revenu sont en outre très faibles, beaucoup moins marqués en tout cas qu’en France et que dans la grande majorité des pays de l’OCDE. C’est à cette homogénéité économique de la population (renforcée par une homogénéité dans tous les autres aspects de la vie sociale, familiale, culturelle et religieuse) qu’il faut attribuer une homogénéité plus grande des résultats scolaires. C’est ainsi que l’écart-type en compréhension de l’écrit est de 86 points en Finlande contre 106 en France (rappelons que l’écart-type moyen avait été fixé par convention à 100 par les concepteurs du premier PISA). C’est mieux qu’en France certes, mais moins bien qu’en Corée (79), les pays asiatiques étant beaucoup plus égalitaires qu’on n’imagine. Et surtout, si l’on neutralise la variable du statut économique, social et culturel des élèves, les performances de la Finlande – et de l’ensemble des pays nordiques – ne sont plus du tout aussi merveilleuses que ne le disent les journalistes et autres experts. La hauteur du gradient (score théorique d’un élève une fois annulée la différence due au milieu) est alors de 525 pour la Finlande (baisse de 11 points) et de 505 pour la France (hausse de 9 points, les inégalités économiques et sociales dans notre pays étant, contrairement à ce qu’on imagine là encore, bien plus marquées que dans la moyenne de l’OCDE). Il suffit donc de prendre en compte le contexte pour que l’écart entre la France et la Finlande soit réduit de moitié. Il en va de même pour les autres pays nordiques : la Norvège plonge de 503 à 487, la Suède de 497 à 485, le Danemark de 495 à 485. Tous tombent nettement en dessous de la moyenne, au niveau de la Grèce et du Portugal, deux pays que l’on montre aujourd’hui du doigt en Europe.
Le troisième grande source de discrimination est bien évidemment l’origine des élèves, autochtones ou allochtones, autrement dit le poids de l’immigration. Il y a très peu d’élèves d’origine immigrée en Finlande : appartenant pour l’essentiel à des familles russophones, ils représentent 2,5 % de la population scolaire, à comparer avec 13% en France. Contrairement à ce qui se passe chez nous, ces immigrés ne sont pas parqués dans des « cités », où s’est développée une « culture » dont les valeurs sont incompatibles avec l’école. Ils appartiennent en outre à une nation avec laquelle les Finlandais ont bien été obligés de cohabiter depuis le XVIIIème siècle, après avoir été colonisés par la Suède depuis le Moyen Age. Longue histoire qui aurait dû permettre l’échange et la compréhension mutuelle, sur un fond d’hostilité irréductible bien sûr mais dont on ne voit pas pourquoi il devrait affecter les performances scolaires. Eh bien, il y a en Finlande 70 points d’écart entre autochtones et allochtones contre 61 en France, chiffre dont nous devrions par ailleurs avoir honte, et 42 pour la moyenne de l’OCDE. La Finlande n’est donc pas seulement le pays le plus sexiste du monde, c’est aussi le plus raciste, celui qui traite le plus mal les élèves d’origine immigrée, seulement dépassé par le Mexique mais pour de tout autres raisons (il s’agit dans ce dernier cas d’élèves appartenant à des familles indigènes, pour l’essentiel des réfugiés venus du Guatemala et vivant dans une situation de dénuement extrême que le gouvernement mexicain, conformément à sa politique « indigéniste » traditionnelle, tient à scolariser dans des conditions telles que l’échec est cependant inévitable).